Jour 189. Rien, je ne fais rien

Hiver 2020-2021

« Pour l’instant, elle s’en sort mieux que toi. » Ça, c’est mon oncle d’Amérique. Je lui parlais d’une amie et forcément, alors que ça n’avait rien à voir avec la conversation, il m’a demandé si elle avait un travail. Il a lâché cette phrase quand j’ai répondu oui.

Je ne supporte plus qu’on nous compare sur la seule base de notre statut professionnel. Comme s’il n’y avait que ça qui comptait. Quand on a un emploi, on pense qu’on s’en sort bien dans la vie et quand on n’en a pas, on nous regarde avec pitié. Un silence gêné s’installe quand nous répondons « Rien » à la fameuse question « Tu fais quoi dans la vie ? ». C’est un peu le même silence déconcerté qui suit une réponse négative à la question « T’es en couple ? ». Dans les deux cas, il faut dire qu’on recherche un emploi ou un‧e partenaire. Ça fait mieux dans le tableau. Il faut être dans l’action, exprimer un manque, une frustration, un désir d’autre chose. Il faut se justifier de ses efforts, prouver qu’on essaye, tant bien que mal. Interdit de se satisfaire du présent, interdit de ne rien faire.

Non mais stop. Arrêtons de nous juger notre vie et celle des autres en nous basant uniquement sur le statut marital ou professionnel. On ne pourrait pas plutôt parler, je ne sais pas, au pif, de nos projets de vie, de nos rêves, de nos relations avec nos proches, de notre spiritualité … ? Ce serait une façon un peu moins superficielle de se faire une idée sur quelqu’un. 

Désormais, je prends un malin plaisir à ne rien répondre d’autre que « Rien », à la question « Tu fais quoi dans la vie ? ». Pour montrer l’absurdité de la question. La personne en face ne comprend pas, elle est tout déstabilisée par ce vide d’information et le silence qui s’ensuit. Le sol se dérobe sous ses pieds, elle se met à rougir, me fixe du regard. Elle veut que je lui en dise plus. Elle agite ses mains nerveusement, elle tente de m’aider : « mais, euh, dis-moi ce que tu cherches comme travail ». Je m’exécute et le malaise s’envole aussitôt, tout le monde est rassuré et lâche un soupir de soulagement. Ouf, on peut plaquer un métier sur ma tête, c’est bon, j’ai une étiquette professionnelle, j’ai une identité, comme tout le monde. Grande mascarade. Non, je ne suis pas mon travail. Mon identité n’est pas celle de mon travail. Laissez-moi tranquille.

Ça me révolte autant quand quelqu’un rentre de voyage dans un pays pauvre et lâche, jubilant, les yeux étincelants : « Là-bas, ils n’ont rien, mais ils sont heureux ! ». D’accord, les pays pauvres ont beaucoup moins accès aux soins de santé de la médecine occidentale, aux aides sociales, OK. Mais dire qu’ils n’ont « rien », c’est fou d’orgueil. Nous, on aurait « tout », car on a des voitures, une chambre à nous pour dormir, la sécu, une mutuelle, de l’argent pour partir en vacances en Équateur et pour aller au restaurant ? C’est ça, avoir tout ? Si les personnes vivant là-bas ont une famille, des ami‧es sur qui compter, si elles peuvent aimer et être aimées, c’est déjà fabuleux. Peut-être ont-elles déjà « tout » ? 

Toutes ces réflexions, je ne crois pas que mon conseiller Pôle Emploi les ait. Il m’a appelée la semaine dernière – c’est obligatoire, comme je suis inscrite sur la liste des demandeurs et demandeuses d’emploi. J’ai eu la mauvaise idée d’être honnête avec lui. Je lui ai dit que oui, je cherchais un emploi, mais que j’avais d’autres projets, pour l’instant non rémunérés. Et là, ça a été le drame.

Il a pris son élan et a ouvert les vannes d’un flot de paroles culpabilisantes, comme des petits coups de dague au venin d’anxiété lancés sur tout mon corps. Tout y est passé. « Le trou dans le CV »« La possibilité qu’un contrôle se déclenche si je ne cherche pas vraiment un emploi ». « La nécessité de poser des jours d’absence (!!!) si je pars hors de ma région », car je dois être au garde-à-vous, prête à accourir à l’agence Pôle Emploi si l’on m’appelle, comme un bon petit soldat. « Considérez que Pôle Emploi, c’est votre nouvel employeur. Vous avez cinq semaines de congés. » Génial. Je sors de l’asservissement des journées de 9 h à 18 h pour devoir rendre des comptes à un nouveau patron, un Dieu-bureaucratie grossier, brutal et rôdant autour de moi, prêt à froncer les sourcils dès que je fais autre chose que candidater. « Il faut répondre aux offres. Je vous alerte, la priorité, c’est la recherche d’emploi ». Et mon conseiller a encore répété le risque d’un « trou » dans le CV. Quatre fois. Pff.

Qu’est devenue notre époque si on n’a même plus le droit de rechercher un emploi et, en même temps, de profiter de ce « trou » pour s’engager dans des projets de travail non rémunéré, qui seront, Ô Dieu de l’emploi rassure-toi, peut-être rémunérés plus tard ? Si je n’avais pas pris du recul sur cette honte rampante autour de la recherche d’emploi, j’aurais été totalement paniquée après cet appel. J’aurais arrêté tous mes projets. Je me serais mise à postuler partout, à répondre à n’importe quelle offre. Pour me débarrasser de la damnation à laquelle je serais sinon vouée. Pour être enfin bénie par un contrat salarié, le dessein de toute une vie. Pff.

La frénésie de l’activité, sans but ni fondement, ça me lasse. Je n’imagine pas l’état psychologique des demandeurs et demandeuses d’emploi que mon conseiller accompagne. Ça doit être catastrophique. Ces appels, c’est un coup à se gratter les boutons qu’on a sur le corps, à finir son paquet de cigarettes et le suivant, à avoir une crise d’exéma, à vivre avec une boule dans la poitrine pendant des mois, à ne jamais s’autoriser à se détendre, à regarder piteusement le sol dès qu’on met le nez dehors, à être odieux‧se avec ses proches, à se mettre à parler hyper vite, car on n’a plus de temps à perdre et le « trou » dans notre CV s’élargit d’heures en heures. Mais quel calvaire !

C’est pour ça que la plupart de mes camarades à la recherche d’un emploi s’acharnent à « compenser ». C’est-à-dire à se surcharger encore plus de travail et d’occupations pendant leur période de chômage. Car ils doivent se convaincre qu’ils ne sont pas ces paresseux inactifs, affalés sur leur canapé à grignoter un paquet de chips, pendant que les autres bossent.

Pour leur ego, ils doivent se prouver qu’ils ne sont pas des larves sans identité, non, ils valent mieux que ça. Il faut se mettre à la hauteur des salarié‧es, prouver qu’on est aussi très occupé‧e et, le week-end arrivé, lâcher victorieusement : « Je suis crevé‧e ! ». « Oui, comme vous, je suis fatigué‧e, je n’ai pas arrêté cette semaine. Des grasses mâtinées ? Jamais ! Plutôt crever ! » C’est bon, le monde tourne rond, on fait partie de la même bande que les personnes en emploi. Être occupé‧e, c’est la légion d’honneur de nos sociétés, la décoration à exhiber fièrement sur son plastron.

Ce week-end, j’ai vu mes ami‧es Cassandre et Florian. Tous les deux travaillent à temps plein. Nous étions ravi‧es de se retrouver au jardin du Luxembourg à Paris. Mais au bout de deux heures, chacun‧e a fini par confesser : « je suis hyper fatigué‧e ». Le copain de Cassandre, venu nous rejoindre, était dans le même état. Il est au chômage, n’a rien changé à sa vie depuis qu’il a arrêté son dernier travail. Il essaie de « garder le rythme », s’y accroche comme à une bouée de sauvetage, comme si c’était la seule discipline convenable à tenir.

C’est quoi, le sens de notre vie, si on met toute notre énergie dans notre travail, au point que le week-end arrivé, on soit trop crevé‧e pour en profiter et profiter de nos proches ? Ça veut dire que le plus important, c’est le travail, puisque c’est lui qui nous fait vivre ? Mais nos proches, nos ami‧es, ils et elles nous font vivre, aussi. Ils et elles nous donnent tout le carburant d’amour et d’écoute dont nous avons besoin pour, notamment, affronter sereinement les journées de travail. C’est ça, l’essentiel. C’est ça, ce qui reste quand on part à la retraite. Quand on est en arrêt maladie. Quand on a besoin d’être soutenu‧e. Quand 18 heures sonnent. Quand les lourdes portes du vendredi se referment pour, enfin, ouvrir les fenêtres ensoleillées du week-end.

Malgré tout, on ne nous a jamais enseigné à garder un peu d’énergie pour nos proches et pour nous-mêmes. On ne nous a jamais dit que le travail n’était pas un déversoir où laisser couler toute sa vitalité. Peut-être aurait-il fallu nous apprendre qu’on a le droit de s’économiser, de s’arrêter, d’arrêter, même quand le week-end n’est pas encore venu. Les yeux grands ouverts, j’épouse les pensées de l’essayiste britannique Jerome K. Jerome, auteur de Pensées paresseuses d’un paresseux (1886) :

 

 Je regarde, d’un air songeur, le tourbillon de l’humaine engeance qui roule et dévale devant moi sur le chemin de la vie. Cette procession sauvage ne s’arrête jamais. Jour et nuit on entend son piétinement pressé. Il y en a qui courent, d’autres qui marchent, et d’autres encore qui claudiquent. Tous ont hâte d’arriver, tous sont enfiévrés par la course, tous sont tendus corps et âme vers l’horizon sans cesse plus lointain du succès.

[…]

Côté à côte ils se démènent. Criant, blasphémant, priant, chantant, gémissant, ils se hâtent, sur le même front, à la même allure et dans une course sans fin. Pour eux, pas question de s’arrêter sur le bas-côté, pas question de se rafraîchir aux fontaines, pas de sieste sous les verts ombrages. En avant ! Toujours en avant ! Dans la chaleur, la foule et la poussière, et attention à ne pas faiblir, attention à ne pas s’égarer ! En avant ! La tête bourdonnante, les membres chancelants… En avant ! Jusqu’à ce que le cœur lâche, que les yeux se brouillent, qu’un râle, enfin, annonce aux suivants qu’ils vont gagner une place. 

S’il vous plaît, peut-être, pourrait-on enfin inciter la jeunesse à respecter le temps de la jeunesse, à partir se découvrir et/ou découvrir le monde, à prendre des risques, à voguer un baluchon sur le dos, même une fois que les études sont terminées ? Plutôt que de nous parler sans cesse d’emploi, plutôt que de nous inciter à accumuler de l’argent, pour acheter une maison, un appart’, pour s’offrir de belles vacances all inclusive, pour rouler des mécaniques. Partir en grand voyage, à sa rencontre ou à la rencontre du monde, ce n’est pas faire une « pause » dans une vie. Ça fait partie de la vie. Partir quand on est jeune, c’est rendre hommage à la vie, à la jeunesse, à notre corps de nous permettre tant. Partir, c’est un simple salut au soleil et à la lune, pour les remercier de nous éclairer. Aller voir ailleurs, ou ici, c’est une ode à la vie.

Milo

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