Jour 150. Sauver mon âme et partir

Hiver 2020-2021

J’ai presque pleuré de joie – et d’admiration – en voyant Clarisse Crémer franchir la ligne d’arrivée du Vendée Globe, en direct sur mon ordinateur. Elle a bouclé son tour du monde aujourd’hui en fin d’après-midi, en 87 jours 2 heures 24 minutes 25 secondes de navigation, avec 27 687.07 milles au compteur. Sous les couleurs de Banque Populaire, l’un des plus grands sponsors de la course au large, elle est arrivée en douzième position. Ouaaaah…

C’est la première fois que j’admire autant quelqu’un, depuis que je suis « grande », depuis que je suis une « adulte ». J’ai regardé toutes les vidéos, podcasts ou émissions sur elle sur Internet. J’ai écrit une partie de sa page Wikipedia. J’ai demandé à l’agence Banque Populaire de Meaux s’ils pouvaient me donner leur poster publicitaire (une photo de Clarisse Crémer en pleine manœuvre sur son bateau, accompagnée du slogan : « Avec de l’audace, on peut tout entreprendre »). Je vais le chercher samedi, à 14 h. 

Voir « Clarisse » réussir comme ça, ça me booste. Aujourd’hui, pendant mon footing, je n’ai jamais aussi couru aussi vite, avec autant d’entrain. Je jubilais de son exploit. Et moi aussi j’avais envie d’y aller, de courir vers l’horizon. Et d’accomplir un exploit, peut-être ? Un exploit à ma hauteur. Son arrivée du tour du monde, ça me donne une énergie folle pour, moi aussi, suivre mes rêves, mes envies. Et ne jamais me prendre au sérieux. C’est son crédo : #HeureuxEtFous. En 2015, quand elle a décidé de préparer la MiniTransat 2017, une course transatlantique en solitaire sans assistance, elle affirmait vouloir « partir à l’aventure et [s]e préparer très sérieusement sans jamais [s]e prendre au sérieux ». Je crois que c’est ça, la vie. 

Je ne peux pas continuer à la regarder me faire rêver et rester sur mon canapé ou à mon bureau, paumée dans la région parisienne. Je ne peux pas continuer à vouloir partir au large sans vraiment oser y aller. Ça, c’est pas possible. Clarisse, elle a bien compris qu’on n’a, malheureusement, jusqu’à preuve de contraire, qu’une vie. Alors autant suivre ses envies. Elle l’a fait, et a fini le Vendée Globe en étant accompagnée par l’un des plus prestigieux sponsors du monde de la voile.

Tout ça de manière totalement inattendue, après avoir commencé la course au large il y a seulement cinq ans. Tout ça avec seulement un an et demi d’expérience de navigation en Imoca, le bateau du Vendée Globe, une énorme machine de 18 mètres de long. Tout ça après avoir pris le départ de sa première longue course en solitaire il y a seulement quatre ans.

C’était la MiniTransat, un rêve pour beaucoup d’amateurs et d’amatrices de voile débutant dans la course au large. Ils et elles concourent sur le même type de bateau, un mini 6.50, de La Rochelle aux Antilles, sans aucun moyen de communication à bord. Avec son bateau « Pile Poil », elle avait un minibudget, mais une énorme envie : traverser l’Atlantique. Et après, elle verrait. L’après MiniTransat n’était pas sa priorité.

Je crois que quand on fait les choses dont on a vraiment envie, « la vie amène la    vie », les opportunités arrivent à nous et nous guident sur un chemin dont on n’aurait même pas eu le courage de rêver. Alors, autant faire simple dans la vie : prendre chaque envie une par une, la suivre et voir ce qu’il se passe après. Et oui, ça peut demander beaucoup de sacrifices de suivre nos envies. Du courage. Mais mieux vaut le faire, pour, au moins, voir ce que ça fait. Voir ce qui nous attend au tournant. Et ne rien regretter. « Pendant le Vendée Globe, quand j’ai arrêté de m’inquiéter pour le prochain pépin, ça allait mieux », a expliqué Clarisse à son arrivée sur le ponton. C’est peut-être une bonne philosophie de vie : ne pas (trop) anticiper.

Elle me fait rêver, Clarisse, car elle vient de la région parisienne et a fait une grande école, comme moi. Elle n’a pas été élevée dans des chantiers de bateau ni biberonnée aux courses au large. Moi non plus. Je me reconnais surtout dans son enthousiasme, son optimisme, sa joie de vivre, sa jovialité, son humilité, sa manière d’accepter et de partager toutes ses émotions – positives et négatives -, son vertige (!), sa peur de la mort. Avant d’accepter de faire le Vendée Globe, elle a demandé au directeur de l’équipe Voile Banque Populaire s’il pouvait lui promettre qu’elle n’allait pas mourir pendant la course !

Elle aussi, elle était promise à une carrière dans un bureau, à enchaîner les réunions dans une tour de la Défense, sans entendre les vagues caresser chaque jour le rivage. Deux ans après avoir été diplômée d’HEC, alors qu’elle venait de créer une start-up à Paris avec son frère, elle a décidé de tout quitter pour s’installer près de Lorient, avec son conjoint navigateur. Quelques mois après, elle commençait sa collecte de fonds pour le départ de la MiniTransat deux ans plus tard. Vlan ! À sa conférence de presse d’arrivée du Vendée Globe, ses mots m’ont portée :

 

Ça demande beaucoup d’énergie, de croire en quelque chose qu’on ne maitrise pas du tout, de se lancer sans connaître tous les paramètres. Ça demande de réussir à se faire confiance, alors que les éléments ne vont pas forcément dans notre sens au départ. 

Elle a osé se lancer et moi aussi, je crois que je n’ai qu’une envie : me lancer. Pas dans une carrière toute tracée. Je voudrais partir. À la voile, à pied, à vélo. Simplement partir. Humer le sel de la vie. Et peut-être faire beaucoup plus de bateau que quelques jours par an. Pour ça, il n’y a pas de secret, il faut couper quelques attaches et quitter son nid. Alors je vais oser. Je crois. Clarisse a bien montré qu’on avait « le droit de rêver » à des courses au large, même quand on n’y était pas forcément destiné·e.

Peut-être que c’est le rêve de partir au large qui me portera plus tard. Peut-être que je regarde toutes ces vidéos sur la MiniTransat, tournées par des jeunes navigateurs et navigatrices comme Clarisse Crémer, Stan Thuret ou Marie-Amélie Lenaerts, car moi aussi, j’ai envie de mettre les voiles. Peut-être que c’est pour ça que j’ai dévoré les livres du navigateur Guirec Soudée, ou de Michel Desjoyeaux, double vainqueur du Vendée Globe, et que je n’ai qu’une soif : lire La longue route, de Bernard Moitessier, navigateur parti courir en 1968 la première course autour du monde en solitaire, le Golden Globe Challenge.

Alors qu’il avait presque bouclé son tour du Monde et prenait le chemin de l’Atlantique, Moitessier a décidé de rebrousser chemin à hauteur du cap de Bonne-Espérance. À la surprise générale, il est parti pour un deuxième tour du monde, malgré sa victoire annoncée. Il a déclaré, sans concession : « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme. »

Aujourd’hui, peut-être que moi aussi, je dois sauver mon âme. J’en ai assez d’ignorer mes envies, de continuer à marcher dessus en prétendant que je fais tout pour les écouter, mais que, « vous comprenez, c’est difficile ». « Et peut-être que si je pars, après, je ne vais pas trouver de travail ». « C’est quand même risqué ». Oui, c’est difficile, oui, le monde est parfois cruel, oui, oui, oui. Mais après ? Et alors ? Non, moi aussi, j’ai envie de partir avec un bateau et, comme Clarisse, de pleurer de joie chaque jour en voyant la mer autour de moi, en me disant que oui, j’y suis, dans cet océan dont j’ai toujours rêvé. Moi aussi, j’ai envie de voir le soleil se refléter sur la mer et me dire « Oh, que la lumière est belle ».

J’ai envie de m’émerveiller. J’ai envie de voir la ligne d’horizon, quasiment inexistante en région parisienne. J’ai envie de voir le soleil, sans devoir le deviner, caché derrière les immeubles. J’ai envie d’avoir le visage chatouillé par des vagues toutes fraîches. J’ai envie de plisser les yeux tellement il y a du soleil. J’ai envie de sentir tous les rayons de la lumière sur mes joues rosies. J’ai envie de me sentir toute petite face à la grandeur de la nature. J’ai envie de pouvoir me dire plus souvent, « Ah, mais c’est donc ça, la vie… ». 

J’ai envie d’arrêter de faire des plans sur la comète pour réussir à voir la mer quatre jours pendant mes deux semaines de congés. J’ai envie de voguer. J’ai envie de me faire des bras à force de hisser les voiles. J’ai envie de faire des pompes en pensant à la prochaine fois que je ferai du bateau. J’ai envie d’avancer sans être contrainte par autre chose que le vent. J’ai envie de sortir de la boite dans lequel je suis rangée et la jeter à la mer, puis de partir loin avec mon bateau. Et me retourner en regardant mon sillage hébétée, et me chuchoter : « j’ai fait tout ça… ». C’est ça, la vraie vie.

Alors peut-être que je vais enfin m’écouter. Et, au lieu d’avoir peur des lendemains qui grincent, je vais espérer les lendemains qui chantent. Je ne peux pas avancer si je suis pétrifiée. Je vais accepter toutes mes peurs et y aller, les emporter avec moi joyeusement. Peut-être que je dois suivre les conseils de Mike Horn, qui explique simplement que « commencer une aventure est aussi facile que de faire ses bagages et sortir par la porte principale ». Il ajoute, sur son périple en Antarctique :

 

Comme dans la vie, nous devons cesser de penser à ce qui peut mal tourner, mais penser à ce qui peut aller bien. Ce qui arrive est alors très intéressant et vous vous sortez de situations comme vous n’auriez jamais pensé le faire. 

Avant de partir, de me lancer, peut-être qu’il faut quand même que je me demande ce que je veux vraiment. Quels sont mes buts ? Bien sûr, je sais que je veux rattraper tout le temps de ma vie que j’ai passé à ne pas faire de la voile. Je regretterais trop de m’éloigner encore de la mer, en sachant que je pense à elle presque tous les jours. En sachant que je jubile en l’imaginant au loin sur la terrasse de Saint-Germain-en-Laye, quand la Seine et les tours de la Défense sont cachées par un brouillard si épais que n’importe quoi peut se nicher derrière. J’oublie que je suis près de Paris et je m’imagine que la mer est là, à mes pieds, couverte par ce voile blanc glacial. Je me promène sur une Croisette bretonne, le long de la plage, en entendant le hurlement des vagues. Ah ! Quand des envies sont aussi fortes, je pense qu’on ne peut pas les étouffer. Elles reviendront, quoi qu’il arrive, comme le roulis incessant des vagues.

Alors c’est bon, c’est fait, j’ai donné mes disponibilités aux Glénans pour être bénévole cette année, à Pâques. J’irai. C’est fou qu’une décision aussi rationnelle (j’aime la voile donc je pars faire de la voile) m’ait demandé autant de temps. Mais j’ai compris. Dans notre société, la plupart du temps, on nous félicite quand on a trouvé un CDD ou un CDI. Surtout dans notre monde covidien. C’est sûr que c’est génial de trouver un travail quand on en cherche un, et que ça mérite un concert d’applaudissement. Mais quand même. Tout nous pousse à vouloir décrocher un CDD ou un CDI. Tout. Le besoin d’argent, l’envie d’avoir une belle carrière, l’injonction à « réussir sa vie », l’égo qui s’en mêle et veut gagner plus que le voisin, … Pff, mais ça me fatigue !! On nous calque un modèle prêt-à-porter sans prendre nos mesures avant ! Sans prendre la mesure de nos envies. Sans même s’en soucier.

Je sens que je suis très très proche de tomber dans la pente du « CDI à tout prix ». Il m’appelle, il résonne en moi, il m’assourdit. Je suis attirée par les chants des sirènes des contrats d’emploi, des canapés tout confort, des vies millimétrées, des dizaines d’euros dépensés pour de la bonne bouffe au restaurant, parce qu‘« il ne faut pas se priver ». Ces sirènes, elles veulent m’entraîner dans un bureau, un gouffre dont je ne veux pas. Pas tout de suite en tout cas.

Pour tenir bon, il faut que je me remette à suivre très assidûment le Vendée Globe, comme je l’ai fait pendant le premier mois de course. À regarder toutes les vidéos des marins. Pour faire revivre mes rêves de vagues et d’autres horizons. Les cultiver. Les arroser. Les laisser voir le soleil. Car eux, mes rêves, ils sont tout timides. Et ils n’osent pas sortir quand on les menace.

Ils ont un peu peur de leur ombre, mes rêves. Je vais leur préparer une place bien douillette dans mon cœur, pour qu’ils y soient toujours en sécurité, au chaud. Pour qu’ils puissent s’exprimer. Et, surtout, pour que je puisse entendre leur toute petite voix. Leur douce voix. Qui peut-être plus tard s’affirmera… Quand elle sera plus habituée à parler ! Aujourd’hui, elle arrive à peine à prononcer quelques mots. Mes rêves font leurs premiers pas. Je vais leur dérouler le tapis rouge autant de fois qu’il le faudra.

En les câlinant, je boirai toujours les paroles d’explorateurs comme Mike Horn, qui les a bercé alors qu’ils étaient tout petits :

 

J’ai toujours poussé mes filles à chercher leurs désirs, à conquérir leur liberté. Et je leur ai montré que rien n’est impossible quand on le veut vraiment. 

Alors, est-ce que je la veux vraiment, ma liberté ? Est-ce que je veux vraiment conquérir ma mer intérieure d’envies, prendre tout mon vent d’énergie pour l’emmener loin au large, au-delà de la ligne d’horizon ? Est-ce que je suis vraiment comme Vaina, du dessin animé de Disney, qui sent que la mer l’appelle ? J’avoue, sans avoir vu ce film, j’ai regardé en boucle un clip extrait du film envoyé par mon amie Charlie. Dans ce clip, l’héroïne Vaina chante « How far I’ll go ». Elle est tiraillée entre l’appel du large et la tentation de rester sur son île auprès de ses proches… :

 

I’ve been staring at the edge of the water
‘Long as I can remember
Never really knowing why  

 

I wish I could be the perfect daughter
But I come back to the water
No matter how hard I try  

 

Every turn I take, every trail I track
Every path I make, every road leads back
To the place I know, where I cannot go
Where I long to be  

 

See the line where the sky meets the sea
It calls me
And no one knows, how far it goes
If the wind in my sail on the sea stays behind me
One day I'll know
If I go there's just no telling how far I'll go  

 

[…]  

 

I know everybody on this island
Seems so happy on this island
Everything is by design  

 

I know everybody on this island
Has a role on this island
So maybe I can roll with mine  

 

I can lead with pride
I can make us strong
I’ll be satisfied if I play along  

 

But the voice inside sings a different song
What is wrong with me ? 

Milo

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