Jour 160. Des lendemains qui chantent ? Non merci !

Hiver 2020-2021

Ça y est, je suis partie. Non, pas à Heidelberg, ça, ce sera dans un mois, si le Covid me laisse passer la frontière. Pas non plus en Bretagne, ça, c’est dans deux mois. Et non, pas non plus sur le chemin de Saint-Jacques, ça, ce sera dans trois mois ! Je suis partie à la montagne, contempler la neige habiller de blanc les branches nues des arbres d’hiver. J’ai eu envie de dévaler toutes les pistes qui s’offraient à moi, découvrir toutes les montagnes, faire toutes les balades en raquettes. Courir, escalader, glisser, sauter et courir encore. Je suis pressée de vivre comme si j’avais le feu aux trousses.

Je suis en sueur, je suis essoufflée, le soleil me presse, la houle du changement m’étourdit, la rosée du matin lave mes espoirs déçus, les feuilles mortes de mon hiver sont emportées par une bourrasque glaciale. Le blanc des flocons de neige éblouit mes yeux réveillés avant l’heure, pressés de s’allonger face au soleil de mon cœur. Mes rêves dépoussiérés éternuent, courent vers la liberté infinie, s’accrochent aux étoiles comme à une prise, parcourent le ciel avec la fureur d’un soleil à peine levé. Je veux attraper des instants volés comme des papillons évadés.

Alors je me passionne pour chanteur catalan Pau Donés. Vous savez, la chanson « Bonito », de son groupe Jarabe de Palo ? C’est de lui. Sûre que vous connaissez ! Avant de mourir en juin dernier d’un cancer, il a voulu donner une dernière interview, bouleversante de sagesse et de rage de vivre. J’ai découvert cette interview par hasard il y a un mois, en surfant sur le site de ma chaîne espagnole préférée, et elle m’a chamboulée.

Je me suis mise à regarder toutes les autres interviews de Pau Donés, à écouter en boucle toutes les chansons de son groupe, que je connaissais à peine. Les dernières chansons qu’il a composées, « Misteriosamente hoy » et « Eso que tú me das » sont des hymnes à la vie. Elles sont devenues des phares pour construire la mienne. Jusqu’à sa mort, Pau Donés n’a cessé de répéter : « c’est urgent de vivre » (« vivir es urgente »). Plutôt que d’avoir peur de la mort, il nous incitait à penser à la vie, et à ne pas en avoir peur :

 

Vivre nous fait peur. Car vivre, c’est décider si tu veux prendre les rênes de ta vie. Et prendre le risque d’échouer. […] Quand les gens ont peur de la vie, de bouger, de décider, d’aimer, de ce qu’ils aiment, c’est terrible.

Après avoir écouté toutes ses chansons, j’étais remontée à bloc. Mes trois footings par semaine ne suffisaient pas à combler mon envie de courir partout, à la poursuite de tous les rayons du soleil. Heureusement, ces dix derniers jours passés à la montagne m’ont permis de me poser, de ralentir, de m’ancrer dans des précieux rituels, de prendre le temps de regarder la nuit tomber et… de me déculpabiliser dans ma recherche d’un travail. Si le soleil prend tant de temps que ça à se coucher, alors j’ai tout le temps du monde.

Si vous pensez que vous n’avez pas de temps, pointez-vous dehors une demi-heure avant le coucher de soleil. Ne faites rien, admirez juste le spectacle. Pas touche au portable ! Restez dehors jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire. Je vous préviens : ça prend bien plus de temps que vous ne le pensez. Le temps prendra une saveur différente, apaisante. Et vous serez là, guettant chaque changement de teinte du ciel, du bleu profond au bleu foncé profond et lumineux du crépuscule. Jusqu’à ce que les premières étoiles sortent de leur cachette et s’allument discrètement. Ici, là aussi et là ! Quand on suit le rythme de la « nature », tout devient plus lent. Tout devient plus juste.

Oui, je suis toujours portée par ma rage de vivre, mais je ne suis plus (ou moins) frustrée de ne pas, chaque jour, vivre autant que je le souhaiterais, faire autant de choses, avancer autant sur mes projets. Plutôt que de courir après des lendemains qui chantent, plus productifs, avec plus d’argent, plus d’accomplissements, plus de clarté, plus d’expérience, j’ai décidé de savourer ce que j’ai déjà, aujourd’hui, tout de suite, maintenant. Et encore une fois, c’est un livre qui m’a donné cet électrochoc. Celui de Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), farouche pamphlet prémonitoire de mai 1968. Vaneigem cingle :

 

Il app[araît] aujourd’hui que le chantage sur les lendemains meilleurs succède docilement au chantage sur le salut de l’au-delà. Dans l’un et l’autre cas, le présent est toujours sous le coup de l’oppression. 

Non, je ne veux pas ressembler à mon arrière-grand-mère, qui attendait l’éternité comme la promesse d’une vie meilleure, où, enfin, elle ne souffrirait plus. Je ne veux pas être une dévote qui prie pour avoir un meilleur métier, de belles vacances, un‧e chouette partenaire de vie. Non. J’ai décidé de me contenter de ce que j’ai, et de chercher le bonheur là où je suis, en emportant avec moi tous mes doutes et mes interrogations. En les accueillant dans mon cœur, à une seule condition : qu’ils ne me brouillent pas la vue et ne m’empêchent pas d’admirer le soleil chaque jour !

Tout compte fait, je crois que j’avais vraiment besoin de vacances. Je n’en avais pas prises depuis cet été, où j’avais eu deux petites semaines de congés entre mes six mois de stage. C’était bien trop peu pour reposer mon esprit engourdi par des centaines d’heures passées devant l’ordinateur, à simuler un grand intérêt dans des réunions, à tenter d’échapper à ces murs blancs stériles, pour ne pas laisser le fatalisme ronger mes dernières molécules de poésie.

Surtout que je suis toujours en pleine gueule de bois de mes années étudiantes. Je n’ai pas encore fini de digérer le dernier morceau, mon séjour Erasmus écourté, au goût amer de Covid. Je n’ai même pas pu goûter la fierté de la cérémonie de diplôme, ni avaler le champagne du gala de fin d’études, tant attendu, tant fantasmé, depuis tant d’années. Non, rien n’a eu lieu. Mais ça n’enlève pas une certitude : je ne suis plus étudiante.

Depuis trois semaines, je participe chaque lundi à 10 h 15 à un appel vidéo avec trois femmes travaillant en indépendantes ou en recherche d’emploi, et en mal d’échanges. Elles ont toutes entre trente et quarante-trois ans. Elles ont l’air très calées dans les discussions de vrais « problèmes d’adultes ». Et moi, je suis parmi elles. Oui. J’ai encore du mal à réaliser que je fais partie de ce groupe de femmes qui se pose des questions très sérieuses sur la vie, le travail. Oui. Car moi aussi, j’ai besoin d’échanges. Moi aussi, j’ai besoin de parler de mes projets. Et non, je ne trouverai pas cette émulation avec mes ami‧es, qui ont pour beaucoup déjà un travail. RIP les projets de groupe à la fac.

Tout ça, ça me rend un peu triste. Je ne suis vraiment pas prête à y aller tout de suite, dans la vie d’adulte. J’ai l’impression d’être dans un mauvais rêve. Cette perspective d’être toute la journée dans un bureau, affectée à une tâche pendant sept heures, ça me donne la nausée. Ça me donne envie de faire demi-tour. Mais pour aller où ? C’est trop tard, la seule voie qui s’ouvre à moi, c’est celle du travail. Toutes les autres se sont dérobées sous mes pieds. Toutes ! Ahlala. Vraiment, tout ça, je m’en serais bien passée. Et imaginer que ce marathon du travail va durer quarante ans, ça me donne envie de vomir.

Mais j’ai encore des envies, comme des feuilles persistantes accrochées à l’arbre de ma vie que l’hiver a dépouillé. Oui, j’ai une envie : réécouter un podcast parlant du rythme de vie d’une femme travaillant un mois et voyageant un mois. Ça, ça me donne envie d’en savoir plus. Tout pour ne pas trop travailler. Avec une seule valeur en ligne de mire : la liberté.

PS : ça fait maintenant cinq mois que j’ai quitté mon stage. Oui, cinq mois, seulement cinq mois !! Je ne m’en étais même pas rendu compte ! La vie est belle !

PPS : aujourd’hui, j’ai envoyé mon premier formulaire administratif par la poste. Une demande d’évaluation du rachat de trimestres pour la retraite, au titre des trois derniers stages que j’ai effectués. Sacré coup de vieux!! Je deviens vraiment grande, j’envoie des lettres à des organisations, et non à des vrais gens. Ahlala.

Milo

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