Jour 106. Le temps du grand dépouillement

Hiver 2020-2021

Je crois que je fais l’apprentissage de la liberté. C’est le grand dépouillement, j’ai épluché toute ma vie comme un oignon, j’ai enlevé tout le vernis du travail, d’une vie remplie, conduite à cent à l’heure, avec des activités paralysantes et trop encombrantes, bouchant mes horizons sans même me laisser souffler ou regarder derrière moi. Le couvre-feu à 20 heures et le quasi-confinement actuel m’a donné un sacré coup de main. Mes yeux m’ont piquée, j’ai pleuré, j’ai repris mon souffle, j’ai continué à décortiquer mon oignon et je suis enfin arrivée au bulbe. Et là, c’était le grand vide.

C’est juste ça, la vie ? Manger, dormir, passer du temps avec ses proches, travailler, marcher et faire du sport ? Les yeux écarquillés, j’ai regardé autour de moi, j’ai vérifié que j’étais bien sur Terre, sur ma planète. Je ne rêvais pas. La vie m’a soudainement paru bien trop simple, je devais m’être trompée quelque part. On m’avait vendu du rêve, des feux d’artifice, des instants de grâce, alors que la vie réside dans des instants bénis d’amour avec mes proches, de fulgurances de création et de communion avec le monde du vivant. C’est ça, le bonheur, je crois.

Je suis restée plusieurs jours à fixer le bulbe de mon oignon, tétanisée. Si le bonheur réside dans une vie aussi simple (sur le papier), qu’est-ce que je fais, moi, ici ? Qu’est-ce que je veux ? Dois-je rêver d’autre chose que de partager des moments avec les gens que j’aime (et écrire, transmettre) ? Ou dois-je rêver de réaliser des choses extraordinaires ? Après quelques jours de questionnement, de regards perdus dans le vide, de sourires forcés, je me suis rendue compte que mener une vie simple, c’est d’une complexité absolue, du moins aujourd’hui.

Je suis emprisonnée par l’injonction à être productive, je n’arrive pas à m’évader de cette prison mentale, à me détacher de mes chaînes qui freinent tous mes mouvements et m’empêchent de déplier mes ailes. Même en vacances, je dois tout visiter, tout voir, tout vivre. Je suis devenue boulimique des expériences, je veux tout avaler sans même prendre le temps de savourer l’instant, sans même regarder ce que je mange. Je veux juste avoir tout englouti à la fin de la journée. Dans ma vie, le moment présent n’est devenu qu’une variable d’ajustement, à optimiser, à vite fouler pour (enfin) atteindre tous mes objectifs et, surtout, gagner du temps.

« Gagner » du temps, c’est devenu le graal absolu. Mais cette course contre le temps se mue en une machine de guerre incontrôlable, qui écrase tout sur son passage. On doit se presser, se précipiter, on doit écourter ses conversations, on doit dire « J’ai compris » pour que l’autre arrête sa litanie infernale, on doit sentir ses propres épaules craquer sous le poids du stress, on doit sans cesse répéter « Je n’ai pas le temps » pour finalement réussir à faire les choses un (tout) petit peu plus vite. On doit tout faire, sauf se laisser vivre. Et surtout, on ne doit pas perdre son temps.

Mes épaules cèdent face à cette course effrénée contre le temps qui passe. Une course perdue d’avance. Peut-être, pour savourer le moment présent, faut-il accepter de « perdre son temps », de prendre son temps. L’écrivain Marcel Jouhandeau murmurait : « Comme rien n’est plus précieux que le temps, il n’y a pas de plus grande générosité qu’à le perdre sans compter ». Je crois que je vais nager à contre-courant et m’adonner au « passe-temps favori » de Françoise Sagan: « laisser passer le temps, avoir du temps, prendre son temps, perdre son temps, vivre à contretemps ».

Il y a deux mois, j’ai été bouleversée en découvrant à la bibliothèque, au rayon « coups de cœur », le livre Les hommes lents (Laurent Vidal, 2020). En un instant, tout mon mode de vie s’est effondré, ma façon de répondre toujours du tac au tac, de réagir à tout au quart de tour. J’ai toujours voulu absolument montrer que je pigeais vite, que j’étais dynamique et, surtout, que je n’étais pas lente. Mais comment réussir à toucher du doigt notre liberté quand tout nous contraint à la vitesse, devenue « un modèle de vertu sociale » (Vidal), un impératif dans la course à la distinction qui nous ronge ?

Je n’ai jamais voulu être en marge, ou me mettre en marge de la société. Je ne veux pas particulièrement être « lente », j’aimerais juste être « libre ». Sans le vouloir, en m’arrêtant un peu avant de chercher un emploi, j’ai fait un pas de côté. Je me suis simplement assise sur le premier banc que j’ai trouvé et j’ai regardé les autres courir autour de moi, revenir, repartir, faire le tour de mon banc, un téléphone dans une main, leur sac de courses dans l’autre, leurs écouteurs dans les oreilles, leurs yeux fixés sur le sol. Et moi, pendant ce temps, j’ai tenté de résister à les rejoindre, à m’activer, à bouger, à m’épuiser. J’ai découvert une autre existence possible.

Depuis que j’ai terminé mon stage, mes « pauses promenades » entre midi et deux sont devenues des promenades, en tant que tel. J’oublie de regarder ma montre, je prends le temps de regarder le soleil se cacher derrières les arbres, d’explorer les recoins de la forêt, d’emprunter des chemins inconnus. Le temps s’étale, prend toutes ses aises, pendant que je laisse mes jambes gambader, elles profitent du grand air comme si elles l’avaient tous les jours fait.

Ces promenades me semblent être un luxe absolu. J’ai l’impression d’être une grande chanceuse. Pourtant, je ne fais que ce mon corps me demande : au moins 10 000 pas par jour, des sorties en plein air quand le soleil brille, de la vitamine D en vrai (et pas qu’en pilule), de grandes bouffées d’oxygènes, des arbres qui me protègent, des oiseaux qui chantent, des moments où le temps s’arrête à la vue du vol d’un héron, des traces de boue sur le pantalon.

Mais, quand j’aurai un CDI, comment vais-je réussir à contraindre mes jambes à se ranger à nouveau dans un bureau, sous une table, sept heures par jour ? Maintenant qu’elles ont connu la liberté en pleine journée, la vie non chronométrée, elles supporteront encore moins un travail confiné. Plus tard, j’aimerais trouver un travail qui me passionne et surtout, avoir le temps de vivre. Quitte à gagner moins, j’aimerais juste avoir du temps pour aller en forêt en pleine journée. Simplement ça.

C’est déjà trop demander ? Au moins quelques heures par jours, je veux pouvoir suivre mes envies comme un papillon, courir avec elles, lâcher tout ce qu’il y a à faire pour simplement regarder le ciel. Je partage les mots du marin Gérard Janichon (un nouveau navigateur et écrivain découvert la semaine dernière !) :

 

Il nous paraît vain et trop facile de se prétendre homme en vissant une plaque sur la porte d’un appartement acquis par un crédit de vingt ans ou d’avoir son nom dans l’annuaire. 

 

  […]

 

La liberté, comme le reste, s’apprend. Il y a initiation. 

Milo

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