Jour 128. Le pacte de mes 24 ans

Hiver 2020-2021

Je sautille de joie en pensant que je n’ai plus de travail contraint depuis plus de quatre mois, quelle joie ! Et j’ai 24 ans depuis… quatre mois, déjà ! Quand j’ai eu 24 ans, ça m’a fait un sacré choc. Un compte à rebours s’est déclenché, le « tic-tac » des secondes qui s’écoulent depuis que je suis née est devenu soudainement beaucoup trop bruyant. Je voyais mes vingt-cinq ans (et la crise du quart de siècle en cadeau) se rapprocher à pas de géants.

Quand j’étais petite, mes vingt-cinq ans, je les imaginais autrement. Je pensais que j’allais avoir un super métier, plein d’argent, j’allais être hyper contente de tous mes choix de vie, tranquille, sereine. Je n’aurais qu’à profiter de mon « petit copain » en déjeunant avec mes parents le dimanche. Dans ma tête, tous les « adultes » étaient contents de leur vie. Quand on devenait adulte, on ne se posait plus de questions, tout se réglait instantanément.

Bon. Ça ne s’est pas exactement passé comme ça. « Trouver sa voie », trouver ses voies, faire quelque chose que l’on aime ET qui nous rapporte de l’argent, c’est extrêmement compliqué. Surtout quand on vit dans un monde où les écrivain·es ne perçoivent qu’un euro par livre vendu. Un monde où les diplômé·es de grandes écoles finissent, pour la plupart, dans des jobs où ils et elles sont collé·es à leur écran à empiler des chiffres sur leur tableur Excel. Un monde où, si ces diplômé·es ont le culot de trouver un travail avec du « sens », on leur demandera de consentir à un salaire moins élevé car, le sens au travail, ça se paie, avec des centaines d’euros en moins sur la fiche de paye.

Qu’est-ce que cette société qui génère une demande indigente de poètes et de musiciens talentueux, mais une demande en apparence illimitée pour les spécialistes de droit des affaires ?, s’interroge l’anthropologue américain David Graeber, auteur de l’article mondialement repris sur les 'bullshit jobs', avant de répondre à sa propre question : puisque 1 % des habitants de la planète contrôlent une part écrasante des richesses disponibles, ce que nous appelons le ‘marché’ ne reflète que ce qu’ils – et personne d’autre – jugent utile ou important. 

Mais comment peut-on avoir de l’espoir quand on cherche un travail dans ce monde? Je suis d’un naturel optimiste, mais parfois, l’espoir, je le perds. Parfois, j’ai juste envie de jeter l’éponge, et avec elle toutes mes envies de journalisme, de formation en environnement, pour me dédier à la voile et en faire toute l’année en Bretagne. On se tape le réchauffement climatique, l’effondrement, le Covid et en plus, en plus, on est voué·es à avoir des emplois sans sens, des jobs à la con ? Honnêtement, je n’ai qu’une envie, c’est de claquer la porte et de ne jamais remettre la tête dans ce bourbier.

Mais heureusement, l’échéance de mes 25 ans me somme de tenir bon. Quand j’ai eu 24 ans, j’ai fait un pacte avec moi-même : quand l’heure de mes 25 ans sonnerait, je voulais pouvoir me retourner sur l’année de mes 24 ans et me dire que j’ai réussi à créer, accomplir, réaliser quelque chose qui me tient à cœur. Je voulais pouvoir regarder cette année avec fierté, sans être incommodée par l’odeur humide et écœurante du temps gâché.

À l’époque, le jour de mes 24 ans, j’étais à deux jours de terminer mon stage et je ne voulais pas tolérer une semaine de plus à faire quelque chose que je n’aimais pas. J’ai donc signé un contrat avec moi-même : celui de partir à la recherche de moi-même et de revenir, à 25 ans, avec quelque chose à montrer, à brandir, à regarder, à admirer, le sourire aux lèvres, les yeux pétillant de fierté. Voilà pourquoi j’écris ces lignes aujourd’hui, car j’essaye de trouver quelque chose que je vais aimer faire, car je donne trop de valeur au temps (et à la vie !) pour le perdre.

Pour tenir mon engagement, j’ai noté tous mes vœux dans un carnet offert par la Fondation de France, avec cette citation en couverture : « Les grands rêves poussent les hommes aux grandes actions » (André Malraux). Dans ce « livre de mes 24 ans », j’ai noté quels projets j’aimerais monter cette année : continuer à lire des ouvrages sur l’urgence environnementale (et produire quelque chose à partir de ça, par exemple sous la forme d’un podcast), monter un podcast avec mon parrain, appeler une fois par semaine mes grands-mères, passer quelques semaines à Heidelberg, m’affirmer et oser déranger, continuer mon blog et le rendre vraiment public, animer quelque chose et apprendre à former des gens, prendre le temps de faire ce que je veux vraiment faire (voile, chant, chemin de Compostelle).

Finalement, en relisant ces mots écrits il y a quatre mois, peu de choses ont changé depuis. Si, une chose : maintenant, j’ai le syndrome de la page blanche et je suis paralysée par l’angoisse du temps qui passe. Ces quatre derniers mois « off » n’ont pas suffi, je n’ai pas encore fini de fouiller dans l’étagère de mes rêves, je n’y vois pas encore clair, et pourtant l’arrivée imminente du printemps m’enjoint de commencer, vraiment, à chercher un emploi. Je n’y suis pas prête. Je n’ai jamais autant apprécié l’hiver, j’aimerais presque qu’il soit éternel, pour me laisser encore juste un peu plus de temps de réflexion. Un peu de temps dans mon cocon. Avant que les bourgeons sur les arbres ne me pressent de trouver, une fois pour toutes, le chemin de mes envies.

Cette semaine, je me suis mise en tête de commencer à prendre des contacts pour trouver un travail à Berlin en juin, en tant que journaliste ou formatrice en environnement. J’ai commencé ma recherche par les sites d’emplois. Mal m’en a pris. Ces sites sont envahis par des emplois de commerciaux, de consultants marketing, de « data managers », de gestionnaire de comptes. Je n’en peux plus, de ces jobs. Tous ces sites m’enfoncent dans la certitude que mes aspirations d’écriture n’ont pas leur place dans ce monde. Tout ce qu’on veut, ici, c’est vendre, démarcher et vendre encore. C’est un enfer de chercher un emploi quand on est jeune diplômé·e et qu’on a un talent que personne ne veut payer à sa juste valeur, celui d’écrire des beaux textes (et de les transmettre avec chaleur et enthousiasme).

Tous les métiers que je trouve et qui me plairaient sont mal payés. Tous. Malgré tout, je cherche péniblement mon « ikigai » (« mission de vie », ça fait plus pompeux, et carrément sérieux), j’ai emprunté un livre sur ça à la bibliothèque. J’ai lu avec attention chacune de ses lignes en attendant le grand soir. J’ai réfléchi, j’ai digéré ce bouquin quelques jours et, un matin, j’ai senti des contractions. J’ai perdu les eaux. J’ai accouché de mon ikigai ! J’ai saisi le bébé en trépignant d’impatience, en me demandant quelle tête il pourrait bien avoir. C’est un livre, un papier de journal ! Ah, oui, ce qui me fait vibrer, c’est écrire et transmettre. Oui, j’ai enfin trouvé mon « ikigai », oui, c’est ça mon « ikigai » ! Hourra, l’horizon s’éclaircit, je vois loin, je peux même voir les Etats-Unis, tout là-bas derrière la ligne d’horizon. La journée est dégagée, le soleil me réchauffe le cœur.

Poussée par cet élan créateur, je me souviens de mon idée de roman. Elle n’est pas si mal, je pourrais peut-être gagner un peu d’argent avec ce projet d’écriture. Alors je vais par prudence sur Google pour regarder combien gagne un·e écrivain·e et là, patatras, tout s’effondre. Ce n’est pas possible. 1 € par livre vendu ?? Mais il y a une malédiction sur moi, ou quoi ? J’ai vraiment imaginé tous les métiers mal payés qu’on peut exercer à la sortie d’une grande école. Tous. Faire un podcast, faire du journalisme, être écrivaine. Soient tous les métiers créatifs où on invente des histoires, où on en raconte. Dépitée, je me demande, la gorge nouée, quel sera le prochain métier mal payé que je voudrais exercer. Je vais tressaillir.

Malgré ces déceptions, je sais que je suis sur le bon chemin. Mon parrain me le dit tous les jours. Je sais que des millions (milliards ?) de personnes n’ont toujours pas découvert leurs véritables envies, ou leur mission de vie, à 70 ans. Et peut-être qu’on n’a pas besoin de la trouver, cette mission de vie, dont l’évocation me met mal à l’aise. Trouver nos envies, et les déterrer, c’est déjà pas mal. Je continue à chercher, je creuse des trous immenses dans ma forêt, mes ongles deviennent noirs de terre, mes mollets se couvrent de boue, je suis toute décoiffée par le vent de la hâte. Mais je suis sûre que j’y arriverai. Que je l’aurai, ma liberté, que je pourrai la tenir tout près de mon cœur, sans qu’un contrat de travail ne me l’arrache cinq jours sur sept. Heureusement que je pense que mon chemin va me mener à un endroit meilleur. Sinon, je n’y arriverais jamais. Allez, je vous laisse, ma vie m’attend !

Milo

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