Jour 145. J'ai volé mon temps

Hiver 2020 – 2021

Hier matin, à 10 h, j’ai fait un cambriolage, sans arme ni menace. J’ai braqué ma banque de temps. J’ai volé tout le temps de ma journée de ce jeudi, que je devais dédier à la recherche d’emploi. Je n’ai pas fait de bruit, j’ai été calme, rigoureuse, méthodique. Je suis sortie de chez moi, je suis entrée dans la banque du temps (aussi appelée « temple du travail »), dans laquelle je me rends tous les vendredis soir pour emprunter le temps de repos qui m’est accordé le week-end. J’ai dit bonjour aux dames de l’accueil, je leur ai dit que j’avais oublié quelque chose dans mon casier, en rendant mon temps lundi matin. Elles m’ont dit : « Pas de soucis, allez-y », même si on était déjà jeudi matin et que c’était un peu bizarre d’aller à la banque du temps en pleine semaine.

Elles ont appuyé sur un bouton m’ouvrant la porte blindée donnant accès à la salle des coffres-forts du temps. Je me suis dirigée d’un pas docile vers cette pièce aux murs et au sol gris, tout de béton vêtus. J’ai ouvert mon casier bleu foncé avec mon empreinte digitale et j’ai pris tout mon temps du jeudi : mes sept heures de travail réglementaires. J’ai saisi ce temps, il prenait la forme de grandes et lourdes pièces d’or, une de trois heures pour le matin et une, un peu plus large, de quatre heures pour l’après-midi. J’ai glissé la première dans mon pantalon, la deuxième sous mon manteau. J’ai quitté la salle des coffres-forts, j’ai remercié les hôtesses et je suis sortie.

J’ai marché jusqu’à chez moi à une allure normale, comme si je n’avais rien à me reprocher, comme si j’avais fait ça toute ma vie. Mes souvenirs d’étudiante m’avaient montré la marche à suivre. À l’époque, je pouvais jouir de mon temps comme je l’entendais, il n’était pas consigné dans des casiers en semaine. Mes pièces d’or de temps jonchaient le sol de ma chambre mal rangée. Mais le temps de la fac est passé et je suis désormais sans emploi. Cette nouvelle étiquette a tout changé. Mon temps est désormais chronométré, consigné. C’est le compte à rebours avant le premier emploi.

Alors bien sûr, j’ai senti une culpabilité immense en commettant ce rapt. En décidant de dédier ma journée d’hier à l’oisiveté, à… la vie. Mais j’ai tenu bon. J’ai enfilé mes chaussures de course à 11 h, pour m’évader en courant, au lieu de rester assise sur ma chaise, le dos courbé, la tête penchée, les yeux regardant servilement la lumière bleue de mon ordinateur portable, comme tous les autres jours.

Je suis partie courir au moment des réunions d’équipe, à l’heure où la matinée de travail commence à être longue, mais qu’on s’accroche, qu’on s’encourage avec une tasse de café, qu’on s’anesthésie avec une pause clope. J’ai défié toutes les forces qui m’enjoignaient de travailler, et ça m’a demandé une énergie folle d’oser partir et d’enfin lâcher les rênes du productivisme.

Quand on est au chômage, il faut tout faire, sauf ne rien faire (de productif). Il faut faire profil bas, montrer qu’on veut un travail, qu’on en cherche un toute la journée, qu’on sue, qu’on est épuisé, que nos journées sont encore plus dures qu’avant. Il faut expier sa faute d’être sans emploi, en passant ses journées à répondre à des offres de travail, à refaire pour la dixième fois son CV, à fixer notre téléphone en attendant qu’une entreprise en recrutement daigne nous appeler. Il faut souffrir.

Il y a une règle d’or : il ne faut surtout pas montrer au peuple des travailleurs et travailleuses qu’on a une belle vie, qu’on peut sortir à toute heure, faire la grasse matinée ou pire, ne rien faire, flâner, contempler, méditer ! Non. Toutes les journées d’une personne sans emploi doivent être organisées selon un principe clé : « garder le rythme » (du travail).

Sinon, on risque de le perdre et, quand on aura retrouvé un travail, notre corps ne se laissera plus faire. Il s’accrochera de toutes ses forces à notre lit quand le réveil sonnera à 7 h 30. Il crachera le café qu’on essayera de lui faire boire à 11 h. Il rendra tous nos membres engourdis après le déjeuner, impatient de céder aux sirènes de la sieste. Il nous étourdira à 17 h, désespérant de nous faire sortir de la pièce dans laquelle on est enfermé depuis le début de la journée. À l’heure de l’apéro, il nous poussera à songer aux bras de Morphée, ils étaient si doux, si chauds… Ils nous avaient si bien accueillis, ces bras, quand on n’avait pas d’emploi. Heureusement, l’alcool viendra à notre secours pour nous exciter. Impossible de ne pas profiter de cette soirée. Elle seule donne un sens à notre journée.

Hier, j’ai résisté. Je n’aurais peut-être pas réussi à passer une journée sans rien faire de productif à Paris sans l’aide de mon nouveau compagnon de fortune, Tom Hodgkinson. Au début de cette semaine, j’étais tellement aliénée, épuisée, débordée par l’injonction à réaliser mille choses dans ma journée que j’ai décidé de m’accorder une petite bouffée d’oxygène : j’ai pris une grande inspiration et j’ai ouvert un livre que je lorgnais depuis longtemps : celui de Tom Hodgkinson, L’art d’être oisif… dans un monde de dingue (2004). L’effet de ce bouquin a été immédiat. Dès les premières pages, mon rythme cardiaque a ralenti, un sourire a timidement ouvert les rideaux de mon visage, le soleil de ses mots a réveillé mes yeux mi-clos, mes paupières se sont plissées, j’ai senti mon sang circuler dans mon corps. Je revivais.

Hier, sur les conseils d’Hodgkinson, ce matin, je me suis levée seule, sans être brutalement tirée du lit par l’alarme stridente du réveil. Ah ! J’ai regardé ma montre, il n’était « que » 8 h 20 ! J’ai savouré le bonheur d’être dans mon lit, et j’ai pensé aux mots de l’humoriste de l’ère victorienne Jerome K. Jerome, auteur de l’essai Pensées paresseuses d’un paresseux (1879) :

 

Ah ! Quel plaisir de se tourner de l’autre côté et de se rendormir « cinq minutes seulement ».

La journée commençait très bien ! Le soleil avait décidé de se donner en spectacle, le printemps était arrivé en avance et je me rappelais qu’aujourd’hui, c’était le dernier jour pour répondre à une offre d’emploi qui me plaisait beaucoup (et ça, c’est trèèèès rare !). Mais ce n’était pas le moment d’y répondre tout de suite : je profiterai de la journée et j’attendrai que le soleil ait quitté nos latitudes pour envoyer ma lettre de motivation et mon CV.

J’ai donc décidé de partir courir, et après quelques instants de culpabilité larvée, de gorge nouée, mon sourire a voulu, lui aussi, être caressé par le soleil et il ne m’a plus quittée. Je me suis alors rendue compte de l’immense différence entre les footings à 11 h du matin et ceux à 17 h ou 18 h. À 11 h, le soleil nous fait la fête comme un chien qu’on emmène se promener. Le soleil nous saute dessus, il nous lèche, il nous touche de son pinceau chaud et doux, il dessine ses rayons sur notre visage, son regard est tellement fort qu’il nous éblouit, nos yeux timides sont obligés de se plisser devant tant de familiarité. Alors qu’à la fin de la journée, à l’heure « normale » des footings pour les personnes salariées, le soleil nous ignore totalement. Il s’en moque, de nous ou des autres. Il pense déjà aux autres latitudes qu’il va aller visiter, il a déjà enfourché son cheval, en partance pour la ruée vers l’ouest.

Maintenant que je connais la joie du footing à 11 h du matin, je ne veux plus la lâcher. Quand j’aurai un travail salarié, je pourrais toujours me consoler en passant toutes mes pauses déjeuner dehors à papoter avec le soleil, en courant, en marchant ou en m’asseyant sur un banc. Et j’espère que ça suffira à mon bonheur. Mais, à l’avenir, hors de question de subir une double peine : celle de passer toute ma journée au bureau dans une salle éclairée à la lumière artificielle et, en plus, celle de devoir déjeuner à la cantine avec des collègues dans une cantine ou une cafét’ éclairée aussi à la lumière artificielle ! Voilà pour mes bonnes résolutions pour mon futur travail.

Mais hier, mon rapt de temps ne s’est pas arrêté à mon footing matinal. J’ai aussi passé l’après-midi au parc Georges Brassens, à discuter avec mon amie Océane. Après six mois sans emploi, elle a trouvé un travail dans une grande banque. Elle va pouvoir mettre du beurre dans les épinards, après avoir longtemps vécu avec un petit chômage. Et toutes les deux, farouches combattantes du droit à prendre notre temps, on s’est dit qu’on était quand même beaucoup plus libres quand on était enfant. Pourtant, à l’époque, nous étions persuadées que l’autorité et les ordres de nos parents nous aliénaient, alors que nous pourrions faire ce que nous voudrions de notre vie une fois devenues adultes. Nous nous sommes bien trompées.

On nous avait (littéralement) caché que la vie adulte, c’est des heures passées à remplir des formulaires inutiles, c’est une incapacité quasi totale à jouir de son propre temps, c’est un dos qui craque à chaque mouvement de tête à force d’avoir les yeux rivés sur notre montre (ou sur notre téléphone) tel un chronomètre, c’est devoir choisir entre le temps et l’argent, c’est devoir trouver « sa voie » alors qu’il y en a mille, c’est enterrer ses rêves à l’endroit des châteaux de sable, c’est vendre son temps, c’est ne plus avoir de temps, c’est ne plus savoir jouer, c’est ne plus lire d’histoires, c’est être enfermé entre quatre murs : ceux de l’argent, du temps, du travail et des obligations.

La vie d’adulte, ça craint, quand même. La vie d’adulte, c’est troquer l’autorité de ses parents contre celle de son ou sa N+1, c’est prétendre qu’on aime travailler sur un projet qui nous permet juste de manger, c’est boire du café ou de l’alcool pour retrouver les moments d’ivresse joyeuse et innocente de notre enfance, c’est courir après un idéal de vie qui n’existe pas, c’est espérer un jour trouver le bonheur, c’est culpabiliser dès qu’on laisse du temps au temps, c’est se justifier quand on ose faire un pas de côté, c’est s’obliger à « profiter », comme un mantra sans cesse répété mais jamais appliqué, c’est oublier sa liberté.

C’est vrai que quand les « adultes » te disent « Profite, profite », quand tu es enfant, ado ou étudiant‧e, tu sens qu’il y a une arnaque quelque part. Ce « Profite, profite », c’est un petit indice qui prend maintenant tout son sens : la vie d’adulte, c’est dur. Ce n’est pas ce qu’on imaginait. C’est des compromis incessants, qui nous poussent à devenir des éternels insatisfaits. Aujourd’hui, Océane m’a lâchée : « si j’avais su, j’aurais beaucoup plus profité de mes années d’étudiante ». Carrément. 

Peut-être ces pages peuvent-elles être un appel aux jeunes, à celles et ceux qui ne doivent pas encore courir après l’argent (ou le temps, on ne sait plus). À vous tous, à vous toutes : profitez, il est encore temps ! Et aux adultes sans emploi : profitez, vous aussi, si vous n’êtes pas englouti‧e par le stress de ne pas trouver un emploi, par la pile de factures à payer avec l’alloc’ chômage, par l’effroi de ne plus pouvoir subvenir à vos besoins, par la peur de finir sans le sous, par la honte de ne servir « à rien »… Depuis qu’elle sait qu’elle va bientôt quitter son statut de chômeuse, Océane a réalisé qu’elle aurait dû beaucoup plus en « profiter », avant de s’enfermer dans la prison du salariat… Oui, c’est sûr. Facile à dire après coup. Malheureusement, chômage rime rarement avec sérénité, avec « profiter ».

Surtout, à nous tous, à nous toutes, en emploi ou non, ne tombons pas dans le piège du mythe du travail qui serait la réponse à tout, à tous nos problèmes, toutes nos anxiétés, tous nos projets. Non, le travail nous permet simplement de nous nourrir et de nous loger. C’est tout. « L’idée que le ‘travail’ puisse être la réponse à tous nos soucis, individuels et sociaux, est un des mythes les plus pernicieux de la société moderne, écrit Tom Hodgkinson. Il est promu par les politiciens, les parents, les moralistes sévissant dans les journaux, les industriels, la droite comme la gauche. Le paradis, disent-ils, c’est le ‘plein emploi’. » Il poursuit :

 

 

L’intérêt de ‘l’emploi’ est rarement expliqué avec précision à l’adolescent et à l’étudiant qui préparent leur future vie active, mais un tel mythe nous fait croire qu’un bon emploi nous offrira beaucoup d’argent, une vie sociale, un statut et un travail que nous trouverons ‘gratifiants’. Il est étonnant de voir combien nous réfléchissons peu à cette question quand nous sommes à l’école ou à l’université. Même si, durant notre enfance, nous avons entendu nos parents se plaindre chaque soir de leur patron ou de leurs collègues, cela ne nous a pas dégoûtés pour autant du monde du travail. Car nous croyons qu’il en sera autrement pour nous. Comme c’est souvent le cas avec de telles idées dominantes, il existe un grand écart entre la promesse et la réalité. 

Et oui ! Je me surprends encore à être étonnée quand j’entends mon ami Nicolas se plaindre de son anxiété, alors même qu’il a un emploi qu’il dit aimer. Mais cela voudrait-il donc dire qu’on peut avoir un emploi et avoir des problèmes ? On peut être épanoui‧e dans son travail et ne pas être satisfait‧e de sa vie ? Il faut croire que oui… Je suis pourtant tellement persuadée qu’en ayant un emploi, tous mes soucis s’envoleront. Je sais que c’est faux, oui, mais je n’arrive pas à dégager cette idée des nœuds de mon cerveau. Ah ! La vie d’adulte !

Et qu’on arrête de nous faire croire que dans notre travail de cadre du troisième étage, on « prend des risques », que commencer un nouvel emploi, c’est « commencer une nouvelle aventure ». Non, non, non ! Les aventures, c’est dehors, au grand air, face aux éléments et/ou aux gens ! Oui, un emploi de cadre peut être très épanouissant. Mais qu’on arrête avec ce vocabulaire mensonger. Un emploi de bureau reste un emploi de bureau, point. Écoutons plutôt les durs et amers mots d’Anaïs Nin :

 

Vous vivez ainsi, à l’abri, dans un monde délicat, et vous croyez vivre. Ensuite, vous lisez un livre… ou vous faites un voyage… et vous découvrez que vous ne vivez pas, que vous hibernez. Les symptômes de l’hibernation sont aisément détectables : d’abord, l’agitation. Le deuxième symptôme (quand l’hibernation devient dangereuse et peut dégénérer en mort) : l’absence de plaisir. C’est tout. Cela ressemble à une maladie anodine. Monotonie, ennui, mort. Des millions de gens vivent comme ça (ou meurent comme ça) sans le savoir. Ils travaillent dans des bureaux. Ils conduisent une voiture. Ils pique-niquent avec leurs familles. Ils élèvent des enfants. Et puis, un traitement de choc survient, une personne, un livre, une chanson, et ça les réveille et les sauve de la mort. Certains ne s’éveillent jamais.

Voilà… Maintenant que je sais tout ça, je suis bien avancée… J’ai 24 ans, j’ai soif d’éveil et je n’ai pas trop envie d’aller travailler… Enfin pas tous les jours, trois jours par semaine, ce serait parfait. Avec au moins deux mois de vacances. Là, on commence à s’approcher d’une vie que j’aime. Une vie proche de l’éveil, de mes rêves. Plus tard, je serai sûrement indépendante. En attendant, je vais essayer d’adapter mon travail à mon monde idéal, mes besoins, mes envies, mes désirs… On verra bien !

Milo

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