Jour 136. L'arnaque du sens au travail

Hiver 2020-2021

Depuis quelques années, mes petits camarades d’école maternelle, primaire, de collège ou de lycée commencent à trouver du travail… Je m’adonne à des séances régulières « d’espionnage » sur Linkedin, pour voir quel métier ils ont aujourd’hui. Souvent, je suis un peu – voire très – déçue. D’abord parce que j’aimerais qu’ils n’aient pas (encore) de travail salarié de cadre classique, mais qu’ils réalisent un projet personnel original, partent en voyage, aient un travail indépendant, bref qu’iels aient des aspirations dans lesquelles je pourrais (égoïstement) me retrouver !

Surtout, je suis sidérée quand je vois les enfants et ados que je côtoyais occuper des emplois totalement classiques, qui n’ont pas du tout l’air adaptés à leurs génies, à leurs aspirations « d’avant », à leur caractère d’enfant dont je me souviens. J’ai l’impression que toute leur personnalité est gommée par leurs métiers. Prenons Guillaume, premier de la classe au collège, toujours le premier à lever la main en cours d’histoire-géographie en troisième et élève « brillant » au lycée. Il a toujours essayé de se démarquer des autres, de montrer qu’il était le plus fort, le plus beau, le plus « stylé ». Et il a sué pendant deux ans dans une classe prépa d’élite avant d’intégrer l’une des meilleures écoles d’ingénieurs de France.

Tous ces efforts ont abouti à son premier emploi « en CDI à temps plein » (c’est précisé sur son Linkedin) : un poste de « data scientist » dans une start-up de location de voitures. Quand j’ai vu passer l’annonce de sa prise de poste sur Linkedin, je n’ai pas pu m’empêcher de me dire : « Tout ça pour ça ? ». Tant d’efforts, de sueur, de dynamisme, d’espoir, de travail acharné, de nuits blanches pour finir par passer ses journées à imaginer une technologie encore plus performante, pour améliorer l’expérience utilisateur dans la location de voitures ?

Nous, les jeunes chanceux ayant fait des études supérieures, des grandes écoles, on nous a promis un avenir scintillant, lumineux. À chaque nouvelle bonne note, à chaque nouveau pas dans notre parcours « d’élite », on nous a répété qu’on aurait un métier qui pourrait sauver le monde, qu’on allait être les maîtres de demain, qu’on allait avoir une véritable prise sur le monde. On nous mettait sur un piédestal, on nous considérait avec respect, on se sentait déjà grands, grandes, accompli·es, dans le regard de nos profs.

Pourtant, j’ai l’impression qu’on est surtout les premiers candidats à des « bullshit jobs », des « jobs à la con », presque omniprésents dans notre marché de l’emploi. On nous a promis de révolutionner le monde et, une fois sur le marché de l’emploi, on est réduit·e à essayer de vendre plus, à améliorer l’expérience client, à analyser les données marketing pour « booster » tel ou tel service… Bref, on est destiné·e à avoir des métiers très éloignés de la réalité et du bénéficiaire final, des jobs au gros salaire mais au petit potentiel. L’interaction avec la clientèle, le terrain, la « vraie vie », c’est pour celles et ceux qui ont fait de moins bonnes études, ou qui n’en ont pas faites.

Parmi tous mes anciens camarades de classe ayant des jobs de « cadres » peu reliés à la réalité, je suis sûre que beaucoup partiront, dans quelques années, sur le chemin d’une autre vie, moins métaphysique, moins virtuelle, plus terre-à-terre. Ils se réveilleront un jour en se demandant : « Mais qu’est-ce que je fous là ? ». Ils écouteront alors les sirènes de la quête de sens, comme tous· les jeunes de notre époque. Comme moi.

Ces sirènes, je les ai suivies assidûment et je me suis lancée l’année dernière dans un stage dans l’économie sociale et solidaire (ESS), comme tout jeune diplômé qui veut être « cadre » mais « avec du sens », sans trop se poser plus de questions. Avec cette formule magique « poste de cadre + ESS », on est assuré·e d’avoir une vie équilibrée, de ne pas être un méchant requin mais malgré tout de rester « dans le rang », là où on nous attend. Nos parents sont un peu déçus quand nous leur annonçons que nous voulons un emploi dans l’ESS car c’est moins bien payé, mais ils se réconfortent en chuchotant, « c’est une bonne personne, mon enfant » et ça passe.

Il y a deux ans, mon seul espoir de trouver un métier « dans le rang » (en excluant la « niche » des politiques environnementales), c’était donc de travailler dans l’ESS. C’était plus rassurant que d’être journaliste, moins précaire. J’y croyais dur comme fer, j’étais allée à plusieurs conférences sur les entreprises de l’ESS, ou sur des levées de fond dans des start-ups sociales. J’avais participé à une journée d’« hackaton » pour imaginer des « projets à fort impact social » (c’est comme ça qu’on dit, dans le milieu). J’étais à fond. J’avais même un projet entrepreneurial, celui de monter un café / centre d’accueil destiné aux personnes âgées et aux enfants et ados, pour qu’ils puissent se rencontrer et s’entraider, avec les ressources qu’ils ont. J’étais persuadée qu’en travaillant pour une entreprise qui « fait du bien » aux autres, je trouverais le sens de ma vie. Bon, bien sûr, je me suis totalement trompée.

J’avais oublié quelque chose de très important : faire une activité que j’aime ! La quête de « sens » avait balayé d’un revers de main mes envies les plus profondes. J’avais oublié qu’au quotidien, quelle que soit l’entreprise pour laquelle on travaille, on est d’abord spécialisé·e dans un métier. Et moi, dans l’ESS, j’étais prête à exercer n’importe quel métier accessible après mon diplôme de Sciences Po.

Tous les emplois de chargé·e de mission, chargé·e de coordination, chargé·e de développement, chef·fe de projet s’ouvraient à moi ! C’était sûr qu’ils allaient me plaire ! L’horizon était large, les offres foisonnantes, et même si ce n’était pas très bien payé, ce n’était pas grave, car j’allais pouvoir tout concilier ! Là, j’ai envie de crier « STOOOOOOP !! » à la Milo d’avant. J’aurais tellement aimé lui dire : « Milo, arrête-toi, pose-toi deux secondes, attention, attention, et oh tu m’écoutes ? Tu ne fais pas quelque chose que tu aimes !! Allô, allô, Milo ?? »

Bon. Maintenant que me suis arrêtée de travailler, je suis pratiquement sûre de ne pas vouloir travailler dans l’ESS, en tout cas pas à court terme. Déjà, parce que les pratiques managériales de beaucoup de ces entreprises me consternent : le sens au travail, ça se monnaye et ça se paye. Pour travailler dans le secteur, les entreprises et les associations de l’ESS nous demandent de « revoir nos ambitions salariales à la baisse », car « les valeurs », c’est plus important que « le salaire ». Parfois, c’est justifié, parfois, c’est juste un prétexte pour se faire de l’argent sur nos bonnes intentions. Et comme c’est majoritairement des femmes qui travaillent dans l’ESS, bingo, on reproduit les inégalités femmes-hommes et le bon vieux système patriarcal en demandant aux bons samaritains de se sacrifier, et d’abord de sacrifier leur argent pour la bonne cause.

Surtout, surtout, on m’a vendu qu’avoir du « sens » au travail, ça répondrait à toutes mes aspirations. Et bah, je me suis bien faite avoir. Aujourd’hui, j’ai participé à un atelier appelé « Aligner ses valeurs et sa vie professionnelle », organisé par l’association Little Big Impact. De cet atelier, je ne pensais pas en tirer grand-chose, je croyais naïvement que je les connaissais déjà, mes valeurs, que je savais comment les concilier avec ma vie pro. Je suis tombée de haut. Nous devions choisir les cinq, dix et quinze valeurs les plus importantes pour nous, parmi la longue liste des valeurs universelles établie par le psychologue israélien Shalom Swartz. Ensuite, nous devions classer nos cinq valeurs fondamentales, mesurer à combien de pour cent nous souhaiterions les appliquer dans notre vie pro et à combien de pour cent nous les appliquons vraiment.

Et là, c’était la douche froide. Mes valeurs fondamentales sont la curiosité en premier, puis ex æquo le trio liberté / créativité / sécurité familiale, et en dernier, respect de soi. Dans mon dernier stage, ces valeurs (hormis la sécurité familiale) n’étaient appliquées qu’à maximum 10 %. J’étais en pleine « dissonance cognitive »… Mais je n’ai pas l’impression que ces valeurs-là soient vraiment compatibles avec un travail classique de cadre à 35 heures, où il faut rendre constamment des comptes, où les tâches à faire sont prédéfinies, sans laisser une grande place à la créativité.

Ce qui est fou, c’est qu’on nous fait croire depuis toujours que le monde du travail actuel convient à tout le monde. Et s’il ne nous va pas, c’est de notre faute. On en demande trop, on n’est pas matures ni réalistes, on ne connaît pas la « vraie vie ». On doit changer, mûrir, s’adapter. « C’est pour notre bien ».

Alors que les valeurs fondamentales de tout être humain sont l’autonomie et la sécurité, on nous contraint à privilégier la sécurité, avant tout. On pense que tout le monde a d’abord besoin de la sécurité d’un contrat salarié, quelles qu’en soient les implications. Mais pourquoi ? Pourquoi a-t-on essayé de nous mettre tous et toutes dans la même case, en ignorant totalement nos aspirations les plus profondes ?

Aujourd’hui, je m’échappe difficilement de ce moule de Monsieur et Madame-tout-le-monde, en me faufilant dans les toutes petites entailles que j’y ai creusées. Je respire (un peu) depuis que j’ai décidé de me demander d’abord ce que je voulais, avant d’essayer de me conformer aux offres, aux autres. Mais je reste estomaquée par le fait que nous, jeunes diplômé·es, soyons très fortement encouragé·es à nous conformer à un seul rythme de travail (35 heures et plus, cinq jours sur sept) et à un seul type de travail (en contrat salarié). Pourquoi a-t-on fait ces choix à notre place ? Pourquoi ne nous a-t-on jamais dit qu’on avait aussi notre mot à dire dans la construction de notre vie ?

Quand on vient d’être diplômé·e, on nous presse de trouver un emploi, comme si quelqu’un nous attendait impatiemment sur le marché du travail pour nous prendre la main. Mais non, personne ne nous attend. Personne. J’ai réalisé ça il y a quelques mois et, honnêtement, j’ai du mal à y croire. Si personne ne m’attend, si je dois batailler pour trouver un travail « classique » mais qui ne me plaît pas forcément, si les places sont aussi chères, pourquoi donc m’obstiné-je à me précipiter, à trouver un travail coute que coute, à me conformer à des offres où les candidatures sont si nombreuses ?

Si personne ne m’attend quelque part (mis à part mes proches) alors je peux aller où je veux. Et je peux prendre mon temps. Ça me donne une liberté folle. C’est ça, la vie ! Aller là où moi, je m’attends. Mike Horn (oui, toujours lui !) a dit que les 700 000 heures que contiennent une vie (dont 200 000 heures de sommeil !) nous donnent assez de temps pour faire tout ce qu’on le souhaite. Ça, c’est une lueur d’espoir. Si c’est possible de réaliser tous nos rêves dans le temps limité qui nous est accordé, alors autant essayer. Au lieu d’attendre les vacances et les week-ends pour se mettre sur la pointe des pieds et attraper nos rêves rangés tout en haut de nos étagères.

Milo

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